LETTRE D’INVERNESS (82)

(de Lerwick, Shetlands, à Invernss, Ecosse)

du Lundi 14 Août au Mardi 22 Août 2017

A affaler la grand’voile ! Dans les coups de roulis brutaux d’une mer très agitée, l’équipage réduit à deux, Jean-Jacques et moi, s’affaire pour dérouler la procédure de cette manœuvre d’affalage. Opération de routine rapidement faite en temps normal, en rade abritée de retour dans un port, mais pas si simple de nuit dans une mer très agitée et venteuse sur un bateau de près de 18m doté d’une lourde grand’voile de 84m²et d’une bôme non moins lourde de 7m de longueur balayant l’espace en faisant des rotations violentes dans les coups de roulis.

A reprendre les lazy jacks pour que la voile ne descende pas en vrac sur le pont ; à bien maintenir le bateau bout au vent pour que la voile fasse bon ménage avec les lazy jacks et que la bôme reste accessible dans l’axe du bateau ; pour cela, à mettre suffisamment de gaz pour que le bateau conserve un minimum de vitesse face à la mer afin que le gouvernail sous pilote automatique reste efficace ; à contrôler l’amplitude des rotations de la bôme en reprenant progressivement l’écoute mais pas trop pour que la voile ne prenne pas, à faire très attention qu’aucun des nombreux bouts de manœuvre ne file à l’eau (immédiatement aspiré par l’hélice le bout s’enroulerait autour et ferait caler le moteur en immobilisant l’arbre de transmission ; dans la situation présente la sanction serait immédiate : échouement sur les récifs et naufrage car une coque ne résiste pas longtemps en tossant sur les rochers sous les coups de boutoir de la houle). Le capitaine est debout, un pied sur l’hiloire de cockpit, un pied sur la solide table centrale. Aidé par sa grande taille il contrôle la bôme autant que faire se peu pour que la voile battant dans le vent veuille bien descendre sans que les poulies des bosses de ris ne se prennent dans les lazy jacks pendant que Jean-Jacques au balcon pied de mât descend la drisse régulièrement. Ce dernier doit ensuite se hisser, un pied sur le balcon pied de mât, un autre sur une des marches fixées au mât, pour aller saisir à trois mètres de hauteur la drisse, tout en la maintenant tendue sinon elle irait se prendre dans les barres de flèche, et la frapper à un mousqueton en l’écartant pour qu’elle ne batte pas contre le mât.

La voile est affalée, tenue dans les lazy jacks ; à relâcher ces derniers sans excès pour permettre de descendre la bôme à l’horizontale. Jean-Jacques contrôle doucement la descente de la balancine pour poser la longue bôme alourdie par la grand’voile qui repose maintenant dessus, sur un support semi-circulaire en téflon que j’ai fait installer sur le robuste arceau en aluminium protégeant le poste de veille du cockpit. Le capitaine contrôle la bôme agitée dans les coups de roulis pour la déposer en douceur sur son support. A border l’écoute de grand’voile pour achever de l’immobiliser. Alors les équipiers pourront en sécurité libérer les élastiques ferlant le lazy bag, ranger dans cette toile les bosses de ris, reprendre les plis puis fermer la grosse fermeture éclair refermant le lazy bag enserrant et protégeant la voile. C’est dans des circonstances semblables mais rendues plus difficiles avec le gréement aurique de son ancien Pen Duick II qu’Eric Tabarly a perdu la vie pendant une manœuvre de prise de ris ; il s’est fait assommé et éjecté à la mer de nuit par la corne, vergue semblable à la bôme, tenant la flèche d’un gréement aurique, Il est vrai que son bateau étroit et sans filières rendait le risque de chute à la mer beaucoup plus élevé que sur Balthazar au large pont et protégé par des filières en câble d’acier. Si l’on suit l’une des nombreuses procédures applicables sur Balthazar, cela se passe bien, sinon cela devient vite compliqué !

Dans la nuit noire d’encre le pinceau central blanc du petit phare de guidage tire maintenant Balthazar la dérive à demi relevée. Un courant traversier de près de 3 nœuds m’oblige à adopter une marche en crabe avec un angle de dérive proche de 30° pour maintenir Balthazar en sécurité aux milieux des récifs invisibles. Avant d’atteindre progressivement cette correction le bateau, déporté par le fort courant, se retrouvait rapidement dans le secteur rouge du phare. Trop à bâbord du relèvement impératif de 199° du phare je devais immédiatement virer sur tribord pour retrouver rapidement le secteur blanc. Si la correction était trop forte Balthazar passait dans le secteur vert tribord indiquant que j’étais trop à tribord et je devais immédiatement virer sur bâbord pour revenir dans l’étroit pinceau blanc assurant la sécurité de l’entrée très délicate de cette étroite calanque encombrée de récifs. Le timonier a trouvé par itération le bon cap et Balthazar toujours en crabe (il le sait car le cap vrai du bateau, correction faite de la déclinaison magnétique est supérieure de près de trente degrés à la route fond donnée par le GPS ; sur un des cadrans de la centrale de navigation il dispose immédiatement sous les yeux des valeurs de ces deux paramètres côte à côte) se tient sagement dans l’étroit secteur blanc. Les convulsions de la mer chahutée par les très forts courants de marée qui circulent autour de l’île se calment progressivement en avançant sous le vent de la pointe Nord de Fair Isle alors que la dérive diminue rapidement en quittant la veine principale du courant. Au bruit du ressac nous sentons plus que nous voyons les falaises se resserrer. Jean-Jacques placé au balcon avant donne des coups de projecteur de plus en plus fréquents en approchant du fond de cette calanque orientée au NE. « Jean-Jacques on approche, repères le brise lames ». A parer à quelques mètres des récifs au pied de la falaise tribord tout en tenant sur bâbord à quelques mètres également un îlot relié à l’autre rive par une digue d’une trentaine de mètres faites d’énorme blocs de granit faisant office de brise lames. Entre le brise lames et la petite plage une jetée sur pilotis. Entre les deux, le long d’un quai se blottit le minuscule port de North Haven (59°32’,6 N 1°36’,1 W), seul port praticable de Fair Isle. En dehors d’un chalutier le quai est désert. Pas une lumière en dehors du phare. Nous sommes parvenus sur l’île noire de Tintin dans la nuit noire.

« Jean-Jacques, nous irons accoster sur bâbord la jetée sur pilotis, du côté plage pour ne pas gêner les mouvements du petit ferry desservant l’île, l’étrave tournée vers la petite plage,». Je relève la dérive presque complètement car il y a très peu d’eau à marée basse. Jean-Jacques installe rapidement les aussières et les défenses côté bâbord pendant que je contrôle dans un mouchoir de poche notre position au moteur en marche arrière cul au vent aidé par le propulseur d’étrave dans cet espace très restreint sans rien y voir sauf un coup de projecteur furtif de temps en temps. Heureusement une petite bouée surmontée d’un feu rouge clignotant signale des rochers qui débordent le brise lame. Elle me permet d’avoir un repère visuel en m’en tenant à quelques mètres. « Jean-Pierre, fais gaffe, tu recules trop, il y a un bout dans l’eau ». Effectivement à quelques mètres du brise lame un bout éclairé au projecteur semble relier la bouée à celui-ci.

Après les mouvements chaotiques de la mer en traversant le raz de Sumburgh, au Sud de Sumburgh Head, pointe Sud de l’ile principale des Shetlands, puis la mer très agitée par les forts courants de marée qui la parcourt (nous sommes en période de vives eaux), nous savourons après cet atterrissage délicat le calme revenu et Balthazar presque immobile.

Mais revenons à Lerwick où je vous ai laissé à la fin de ma dernière lettre.

Petite ville aux vieilles maisons de pierres grises entourant le port ou enserrant de petites rues étroites escaladant une colline. De fort Charlotte construit du temps des guerres entre l’Angleterre et la Hollande au XVIIIième siècle, juché en haut de la colline, la vue est belle sur les quais et la rade du port que ses canons protégeaient. Les bateaux de croisière et l’activité portuaire l’animent. Le soleil apparaît par moment dans les éclaircies. Il illumine alors à travers une atmosphère d’une grande transparence les collines vertes et rases de l’île de Bressay juste en face, piquetées des innombrables tâches blanches et noires que font les moutons.

Soirée au Douglas Arms. Dans un pub cosy dont les britanniques ont le secret les musiciens arrivent un par eux avec leurs instruments. Au bout d’une vingtaine de minutes il y en aura quinze, autant que le public que nous formons autour des tables. Nous sommes visiblement les seuls étrangers. Les derniers arrivés rejoignent le groupe en prenant en marche les airs écossais (je devrais dire shetlandais car ici on est chez les Vikings qui ont longtemps régné sur ces îles et le sentiment d’identité est fort) que les premiers arrivés sont en train de jouer. Guitare, basse électronique, violons, banjo, flûtes se déchaînent. Visiblement amateurs ils jouent sur un rythme endiablé des airs lancinants en se faisant plaisir entre eux. Les musiciens s’interrompent tour à tour pour aller chercher une chope au bar sans que le groupe ne cesse de jouer. Tout à coup pénètre dans la salle un Viking. Oui, un vrai tel qu’on l’imagine débarquant hache à la main de son Drakkar. Immense chevelure grisonnante couvrant ses larges épaules jusqu’aux reins, moustaches énormes, coup de taureau, bras velus et tatoués gros comme mes cuisses. Accompagné d’une petite femme bien fardée il se dirige à pas lourds vers le bar. Rapidement servi il débarque sur la banquette à côté de nous en y posant sans ménagement son postérieur fourni tout en abattant sa grosse chope de bière sur la table, devant la charmante petite dame anglaise et son mari fluet qui se trouvent entre lui et nous. Nous nous serrons pour proposer à la dame soulagée de se rapprocher de nous en se desserrant de la brute qui l’écrase et l’ignore. Jean-Jacques le photographie discrètement. « Fais gaffe Jean-Jacques, si cela lui déplaît tu vas te retrouver collé au plafond ! ».

Mimiche a ramené à bord “The Shetland Times”. Sur la page de couverture la photo du vieux marin devant son minuscule voilier de 26’ illustre un article sur le « Veteran sailor back to try North Sea trip again ».

Accosté juste devant Balthazar sur le même ponton Julian Mostoe, que j’ai invité à prendre l’apéro à bord, nous raconte son histoire. Ancien professeur il n’avait pas les moyens de s’offrir pour sa retraite à la fois un cottage et un voilier qui était son rêve. Conclusion, il acheta « Harrier of Dawn, » un petit voilier sur lequel il décida de vivre et de partir en solitaire boucler en huit années un tour du monde.

Octobre 2015. Après avoir passé un an à Lerwick, à ce ponton, il est pris par un coup de vent dans la mauvaise mer du Nord alors qu’il était à mi-distance en route pour Bergen. Pour se reposer et attendre que la dépression s’éloigne il met en place une ancre flottante par l’avant en laissant dériver Harrier of Dawn étrave face au vent et aux lames. Son gouvernail casse dans les coups d’acculée (quand un bateau part en marche arrière le gouvernail est instable car le point d’application des forces hydrodynamiques est en avant, dans le sens de l’écoulement, de l’axe de rotation, la mèche du gouvernail, qui le lie au bateau. Si le gouvernail n’est pas tenu très fortement dans l’axe il part violemment en butée). Sa situation devenant critique il appelle les secours. Trop loin des Shetlands (environ 100 milles) la robuste vedette de sauvetage orange qui est amarrée au quai juste à côté de nous n’a pas l’autonomie suffisante pour aller le chercher dans cette mer grosse.

Les Coast Guards font alors appel aux Norvégiens qui déroutent un petit navire de guerre. Celui-ci arrive sur zone et déploie un gros pneumatique qui le récupère. Son bateau est pris en remorque mais, comme souvent dans ces cas là, le puissant remorqueur va trop vite pour le petit navire remorqué qui enfourne dans les lames. Rempli d’eau il finit par couler sous ses yeux horrifiés et désespérés. Sans le sous car toute sa fortune est partie au fond de l’eau (il n’était pas assuré) il suscite un mouvement de solidarité autour de sa triste histoire. Le crowdfunding, comme les british dénomme l’appel à l’aide d’une foule de donateurs pour financer un projet, réunit 10.000 LS qui lui permettent d’acheter d’occasion Zepherus ce minuscule voilier qui est devant nous. Il attend une fenêtre météo favorable pour refaire cette même traversée sur Bergen. Il a cette fois emmené un gouvernail de rechange. Je me permets de lui expliquer le problème de l’instabilité des gouvernails en marche arrière. Or avec une ancre flottante passée à l’avant au bout d’une longue aussière pour amortir la traction énorme sur le filin et les taquets, il y a une grande élasticité et le bateau part en marche arrière rapide sur la face avant très pentue des déferlantes. Aucun gouvernail n’y résiste sauf à le bloquer dans l’axe. De nombreux exemples l’attestent. Il reconnaît que son gouvernail était simplement tenu par des sandows, dépassés par les forces en jeu. Je lui conseille vivement, s’il était pris dans une situation semblable, de mouiller l’ancre flottante par l’arrière comme l’a notamment clairement démontré l’ingénieur aéronautique Jordan qui a aussi mis au point une ancre flottante remarquable constituée d’une longue série de petits parachutes. Dans ce cas là le gouvernail ne risque rien et le bateau stable comme une girouette dans le vent reste parfaitement perpendiculaire aux lames (pour éviter le risque de se faire rouler et rester sur le dos par les déferlantes si le bateau vient au travers des lames). Ceci n’est pas le cas dans l’autre sens comme le montre les embardées des bateaux par vents forts tenus par l’avant par leur ligne de mouillage.

Il est très probable que j’aurais résisté à l’ouragan de la baie Thétis (lire la lettre de Puerto Williams 23) si je l’avais su et mouillé par l’arrière. J’aurais évité les embardées énormes qui soumettaient l’ancre à des tensions extrêmes. C’est ce que je ferai dorénavant.

Je suis impressionné, et j’ai le cœur un peu serré, de voir ce vieil homme de 84 ans, plus très alerte, se préparer à affronter en solitaire durant trois jours voire plus la méchante mer du Nord et ses dépressions sur sa coque de noix. Bonne chance Julian !

Jeudi 17 Août au matin. Retenu par des vents contraires assez forts l’appareillage est repoussé à demain. Le bus nous conduit par beau temps à travers les collines rases parsemées de moutons à l’aéroport, tout au Sud de l’île. Les travaux de construction de la piste y ont mis à jour un ancien site archéologique du nom de Jarlshof. On y visite les habitats des premiers occupants des Shetlands ; grosses buttes semi enterrées faites de pierres et de terre au sein desquelles vivaient les familles et les bêtes à l’abri du vent, du froid, de la pluie mais aussi de la lumière !

Au moment de descendre du bus arrivé à destination, Mimiche n’arrive pas à réveiller JP que nous pensions somnolent sur son siège. Nous réalisons qu’il est sans connaissance. Appel rapide des pompiers de l’aéroport, masque à oxygène, premiers gestes de secourisme. JP reprend progressivement conscience mais n’est pas bien du tout. L’ambulance arrive de l’hôpital de Lerwick une vingtaine de minutes plus tard. Le relais est pris par une équipe efficace qui prend en charge JP et le transporte dans le véhicule bien équipé. Mimiche et moi l’accompagnons sur les deux sièges disponibles. Les premiers examens mettent en évidence une forte hypoglycémie ainsi qu’une forte chute de tension.

Vendredi matin les nouvelles sont bonnes. Les paramètres sont revenus dans leur fourchette normale, un scanner du cerveau ne révèle aucune anomalie pas plus que les autres analyses. JP a pris avec appétit son petit déjeuner et nous déclare vouloir poursuivre la croisière sur Balthazar jusqu’à Inverness où est prévu un changement d’équipage. Il se range en maugréant à l’avis ferme de Mimiche et du capitaine qui considèrent déraisonnable qu’il reprenne la mer, affaibli par ce qui lui est arrivé et surtout parce que l’origine du malaise n’est pas clairement comprise. Il n’y avait eu aucun signe précurseur et il avait pris son petit déjeuner tout à fait normalement peu de temps avant de prendre le bus. Il a eu de la chance que cet accident intervienne dans un aéroport et à proximité d’un hôpital et non pas en traversée à un ou plusieurs jours de mer d’un port.

Rassurés quand même Jean-Jacques et moi allons visiter le très intéressant musée de la ville récemment construit et présentant de manière remarquable la formation géologique de l’île et de l’Ecosse, la vie des premiers habitants ainsi que l’histoire de l’île tandis que Mimiche se rend auprès de JP.

Après le déjeuner pris à bord avec Mimiche revenue de l’hôpital nous allons ensemble retrouver JP et l’accompagner de sa sortie de l’hôpital à un confortable hôtel tout proche où nous nous rendons à pied. Bon courage JP et prends bien soin de toi.

C’est ainsi que Julian interloqué nous voit larguer les amarres à 17h pour Fair Isle, à un peu plus de 40 milles quand même, en profitant du créneau météo convenable qui s’offre à nous. Dans cette zone météo exposée aux dépressions de l’Atlantique Nord qui y défilent il ne faut pas traîner pour saisir les opportunités. Avec un flegme tout britannique il nous indique un peu narquois : « it will be interesting », ce qui dans sa bouche ne nous rassure pas. Durant la traversée chahutée du Raz de Sumburgh et pendant l’atterrissage délicat de nuit à Fair Isle j’aurai ses paroles tintant aux oreilles.

Samedi 19 Août. Parmi les charmes des atterrissages de nuit il y a celui de découvrir au réveil le nouveau lieu qui vous entoure. A une dizaine de mètres de nous une petite plage de sable blanc immaculé. Devant elle un couple de phoques sort régulièrement de l’eau leur tête de chien moustachu. Un paysage de collines vertes à l’herbe rase parsemées de moutons. De l’autre côté de la plage et d’un isthme très étroit qui les sépare une autre plage, South Haven. Malgré son nom ce port du Sud plus large et en apparence plus accueillant est tapissé de récifs qui le rendent inaccessible.

Lieu désert mais ne manquant pas de grandeur austère. Désert car le chalutier est parti et nous sommes seuls avec nos deux phoques, les moutons et les goélands.

Départ à pied à la découverte de cette île mystérieuse par une petite route en terre partant de notre quai et franchissant l’isthme bordé par les deux plages.

L’âme de l’île c’est le centre d’observation des oiseaux. A notre surprise c’est une jeune française enjouée qui nous accueille dans ce qui est à la fois le lieu de travail de quatre spécialistes observant, capturant, dénombrant, baguant, les nombreux oiseaux résidents ou de passage, et une petite maison d’accueil tenant plus du refuge (sas pour laisser sacs et chaussures de marche, table commune, simplicité des aménagements essentiellement en bois…) que d’un hôtel recevant. dans une douzaine de chambres les spécialistes ou simplement les passionnés d’ornithologie. Nous la laissons vaquer à ses occupations et reviendrons là à l’happy hour, en fin d’après-midi, lorsque le petit bar attenant au salon sera ouvert. Nous poursuivons notre chemin dans la lande sur plusieurs kilomètres. Le long de murs de pierres sèches certainement très anciens des pièges à oiseaux sont disposés conduisant à une petite boîte en bois munie d’une trappe. Les spécialistes et gardes les relèvent tous les jours. Je reste médusé en lisant l’après-midi le rapport annuel du centre par leur travail. Plus d’une cinquantaine d’espèces y sont répertoriées, avec le nombre, les lieux, les dates d’observations, le nombre de nids, le nombre d’oiseaux bagués, l’évolution par rapport aux années précédentes etc…etc.. Notre petite française nous expliquera que sur cette petite île (une dizaine de kilomètres dans sa grande dimension) il y a aussi des espèces endémiques : tout petits passereaux trop petits pour migrer ou visiter les Shetlands ou les Orcades, et qui se sont installés et développés ici avec leur propre évolution.

En se dirigeant vers le Sud quelques maisons éparses apparaissent dans une petite dépression procurant quelque protection du vent. Dans l’une d’elle une jeune femme tricote des bonnets, écharpes, pulls, gilets… en laine des Shetlands mais avec la marque Fair Isle. Elle nous explique, alors que son présentoir est presque vide, qu’elle dispose d’un carnet de commandes de trois ans !

Une petite chapelle, en fait un temple, se dresse, isolée, au milieu d’un gazon soigné, près du bord du chemin. L’intérieur est repeint de frais, fleuri de fleurs coupées, les bancs lessivés sont impeccables, témoignage d’une communauté de 70 habitants vivante et pratiquante. Notre petite française nous invite à assister à l’office demain Dimanche. Bien que non croyante dit-elle elle nous explique que c’est super de participer aux chants et de se retrouver pour bavarder avec une bonne partie de la communauté. Au bout de la petite route un phare blanc automatisé à la fin du siècle dernier. La maison des gardiens où vivaient trois familles n’est pas à l’abandon mais louée à des parents ou des familles de passage pour les vacances. Le pasteur, Grand Père barbu et solide, qui nous propose gentiment de nous ramener au port dans sa voiture nous explique que la seule ressource qui fait vivre cette communauté est l’élevage et la laine de mouton. Il nous explique que son fils est responsable du « Good Shepherd », le petit ferry de l’île que nous avions pris pour un chalutier. Il va d’ailleurs au port à l’arrivée du ferry voir son fils et récupérer du matériel.

Nous arrivons à notre quai vers 14h alors que le Good Shepherd, parti très tôt ce matin faire une rotation à Lerwick, entre dans la calanque. Notre petite française nous expliquera en riant que sur cet ancien chalutier tout le monde est malade, y compris le capitaine, tant sa coque arrondie le fait rouler dans cette mer incroyablement chahutée que les îliens appelle la machine à laver.

Le Good Shepherd est tout pimpant, visiblement très bien entretenu. Il transporte sur son pont une voiture solidement arrimée par des sangles. En deux temps trois mouvements la voiture est soulevée à l’aide de sangles fixées à des sortes de paniers également en sangle enveloppant chaque roue puis déposée sur le quai par la petite bigue hydraulique du chalutier. Il parait qu’il faut prendre son tour pour passer sa voiture. Celles-ci sont appréciées apparemment alors que les routes ne font que quelques kilomètres, pour aller faire ses courses dans la petite magasin d’alimentation près du phare ou aller dans le vent et sous la pluie chercher un parent au petit terrain d’aviation perché sur le dos d’une colline.

Le petit port s’est animé avec le débarquement du Good Shepherd. Le Pasteur nous présente son petit-fils, beau gaillard blond en train d’extraire au marteau piqueur, aidé par un compagnon, les rails rouillés d’une cale en béton permettant de tirer à terre le Good Shepherd sur un ber roulant. Les rails neufs sont arrivés là pour les remplacer. Par vents de NE ou par tempêtes le ressac qui entre dans la calanque rend en effet la situation intenable.

Après le déjeuner tardif à bord et une bonne sieste l’Happy Hour est venue. Notre petite française pose son tricot pour nous servir au salon deux whiskies puis reprend, toujours très enjouée et malicieuse, son ouvrage. En rigolant elle nous explique qu’elle se fait un haut très kitsh des années 70 : la laine est traversée de longs filaments brillants mauves et autres couleurs ; tricoté on ne voit plus que ces longs filaments qui scintillent ! Marquant notre étonnement de la trouver là dans cette île très isolée elle nous explique que c’est son rêve depuis longtemps de vivre sur une petite île. Originaire de Savoie, toute jeune professeur de biologie elle a décidé de passer à l’acte. Elle a vendu son appartement, quitté son poste et recherché une île candidate sur la carte. Fair Isle l’a attirée ; pour vivre elle a proposé au centre d’observation des oiseaux qui n’avait pas de poste à lui offrir de la nourrir, loger et blanchir en échange de ses services d’hôtellerie. Marché conclus elle est là pour 6 mois mais elle se plaît beaucoup dans cette petite communauté et envisage sérieusement de s’y installer. Cela me laisse pantois. Serait-elle séduite par le jeune et beau gaillard blond petit fils du pasteur ? Nous n’osons pas lui poser la question. Elle nous parle de la vie de ces habitants qui se connaissent tous et semblent effectivement attachés à leur mode de vie très tranquille. Elle nous explique pour l’illustrer que l’éolienne unique et modeste que nous avons vue près du phare est la seule source d’électricité de l’île. Lorsqu’elle s’arrête de tourner la lumière s’éteint et on allume les bougies ou lampes à pétrole. La fondation propriétaire de l’île et du centre ornithologique a proposé aux habitants d’installer deux autres éoliennes pour fournir plus de puissance et moins de coupures en augmentant le parc de batteries. Et bien beaucoup sont contre en souhaitant préserver leur vie rustique en dehors du monde d’aujourd’hui. C’est un choix, respectable. Comme quoi la querelle des anciens et modernes existe même au sein de cette petite communauté très spéciale !

Dimanche 20/8. Objectif d’aujourd’hui : Kirkwall, chef lieu des îles Orcades à une soixantaine de milles d’ici. Nous sommes dans une zone de forts courants de marée et il est hautement souhaitable d’arriver à l’étale dans l’étroit Shapinsay Sound qui donne accès à la rade de Kirkwall en ayant auparavant bénéficié d’un courant favorable (près de 3 nœuds) dans l’Auskerry Sound plus large qui le précède. Conclusion : grasse matinée, déjeuner, puis appareillage à 15h pour arriver à l’étale vers minuit trente dans le Shapinsay sound.

Le vent est conforme aux fichiers gribs : NW 15 à 20 nœuds généré par une dépression centrée sur le Sud de la Norvège, faiblissant en soirée. A la sortie de notre trou de souris nous retrouvons la mer chahutée car un courant contraire de 3,5 nœuds est pris à rebrousse poil par le vent. Appuyé par ce vent de travers sur sa Grand’Voile réduite à deux ris et le génois à une marque Balthazar passe bien dans la mer et nous filons vers notre objectif. En doublant à l’Est les îles les plus au Nord de l’archipel (Stronsay puis Sanday) nous passons sous leur vent et à l’abri maintenant de la grosse houle de l’Atlantique. La mer s’aplatit et nous offre une marche confortable au petit largue alors que les phares s’allument et que la nuit tombe.

Balthazar arrive pile à l’heure de l’étale pour passer le délicat Shapinsay Sound. A une heure quinze du matin les aussières sont tournées à un ponton de la belle marina de Kirkwall.

Après l’austérité de Lerwick et la solitude de Fair Isle l’animation et la douceur de Kirkwall surprennent. A l’angle de la petite rue qui conduit du quai à la Main Street un beau magasin de whisky nous attire. Je n’ai jamais vu de ma vie autant de marques différentes de whisky sur un présentoir. Avec Jean-Jacques nous en dénombrons près d’une centaine ! Je me fais un petit plaisir en demandant au commerçant pourquoi il n’a pas le Bruichladdich, whisky que j’ai découvert et bien apprécié à Crinan. Imperturbable il m’indique en sortant son grand livre qu’il n’en n’a effectivement plus mais qu’il va tout de suite en commander. Moi qui ne suis pas connaisseur de whisky j’ai surpris un expert….

En haut de Main Street est érigée la très belle cathédrale St Magnus construite en grés rose tirant sur le rouge. Magnus Erlendsson était le comte Norvégien des Orkney au début des années 1100 (les Orcades étaient sous la domination Viking depuis le VIIIième siècle). Il partageait ce comtat avec son cousin Hakon. Bien entendu ils se disputaient. Ils décidèrent un jour de se rencontrer sur l’île d’Egilsay (une des îles des Orcades) pour régler leur dispute. Alors qu’il était convenu qu’ils viendraient chacun sur deux bateaux manœuvrés par des hommes sans armes (la confiance régnait !) Hakon le rejoint sur huit bateaux chargés d’hommes en armes. Sans faire le détail il fit décapiter Magnus à la hache par son cuisinier. Bien entendu, comme Saint Olav à la cathédrale de Trondheim (lire lettre de Trondheim), le bruit courut que des miracles se produisaient au voisinage de sa tombe dans l’île Birsay. Il n’en fallait pas plus pour que les gens soient convaincus que c’était un Saint. Rognvald son neveu vint de Norvège pour reprendre le comtat de son oncle en promettant aux habitants des Orcades qu’il bâtirait un lieu de pèlerinage dans le petit village (à l’époque) de Kirkwall en y bâtissant une cathédrale. Magnus fut canonisé en 1135 et la première pierre posée en 1137. Le diocèse devint, comme la totalité des conquêtes Vikings, sous l’administration de l’archidiocèse de Nidaros (devenu Trondheim, lire la lettre de Trondheim). Connue sous le nom de « Lumière du Nord » c’est un très bel exemple d’architecture normande. Des échanges importants se poursuivent encore aujourd’hui avec la Norvège dont le drapeau flotte dans l’édifice.

Dimanche 22/8. Réveil à 4h30. Après un solide petit déjeuner appareillage dans la nuit à 5h30. L’heure d’appareillage a été choisie pour encore une fois passer le passage de Shapinsay sound à l’étale. Une longue étape de plus de 120 milles nous attend qui nous amènera tard à Inverness.

La météo prévoit un assez beau temps avec un vent de SE 20 nœuds. S’il tient dans cette direction toute la journée nous devrions marcher vite au bon plein ou petit largue dans la brise (force6). En attendant la sortie est pénible, vent debout, jusant contre ce vent frais. Attention à parer les marmites et autres overfalls indiqués sur la carte par des tourbillons ou des ailerons de requin. A la sortie de l’Auskerry Sound le génois est envoyé, dans une mer formée, cap au Sud ; à prendre deux ris dans la Grand’Voile, deux marques dans le génois. Au bon plein dans cette brise, bien équilibré chariot dessous, Balthazar s’élance alors à plus de 9 nœuds dans la plume. Il faut contourner prudemment le travers de Pentland Firth, raz redoutable entre la côte Nord de l’Ecosse et l’archipel des Orcades où les courants de marée atteignent 16 nœuds (oui, 16 pour les initiés !) en vives eaux, y développant une mer infernale quand ces courants fous s’opposent au vent. A laisser son travers à au moins 6 milles dans notre Ouest. Avant de l’aborder nous laissons sur tribord dans une mer remuante South Ronaldsay, l’île la plus au Sud des Orcades.

Avec Hoy Island et Main Island elle ferme l’immense (environ 5 milles de diamètre) rade très protégée de Scapa Flow. Cette mer intérieure est fameuse dans l’histoire de la marine de guerre. Dès les guerres napoléoniennes elle sert de point de rassemblement aux navires de guerre britanniques. En 1913 elle devient la base principale de la « Grand Fleet » en se positionnant face au Jutland et à l’agressive Kriegsmarine. La Navy sous-estime alors la menace sous-marine, pensant que les fragiles sous-marins seront repoussés par les forts courants et les hauts fonds qui la défendent. Coup de tonnerre le 22 Septembre 1914 en mer du Nord : en moins d’une heure l’U-boot U-9 coule trois navires de guerre britanniques avec six torpilles. Panique dans la Navy. Nous voyons sur la carte les Winston Churchill barriers que le Ministre de la Défense de l’époque et l’amiral John Jellicoe font installer pour fermer les passes de l’Est après que l’U-18 ait réussi à franchir la passe Hoxa Sound. Il sera cependant repéré et éperonné. Renforcement des défenses de la base navale, de vieux navires sont coulés, des filets anti-sous-marins en acier et des chaînes sont tendues, des champs de mines installés ainsi qu’une surveillance hydrophonique. Tout cela ne laissa aucune chance à l’UB-116 qui tenta une dernière incursion dans la rade le 28 Octobre 1918.

Nouvel évènement dramatique le 21 Juin 1919. Après l’armistice du 11 Novembre 1918 soixante-quatorze bateaux de la marine impériale allemande reçurent l’ordre d’appareiller pour Scapa Flow pour y être internés. En Juin 1019 le vice-amiral Ludwig Von Reuter réalisa que l’Allemagne allait devoir signer le Traité de Versailles et qu’ainsi les Alliés feraient main basse sur la flotte allemande. Il profita du moment où l’essentiel des bâtiments britanniques étaient partis en exercice pour donner l’ordre à la flotte allemande de se saborder.

Mais l’histoire de ce lieu mythique ne s’arrête pas là. Le 13 Octobre 1939 l’amiral Dönitz donne à Günther Prien commandant du U-47 l’ordre de passer au travers de la muraille de bateaux coulés qui bouchaient l’étroit chenal afin d’attaquer les navires ancrés là. Le 14 Octobre il réussit cet incroyable exploit de percer toutes les défenses et de couler le cuirassé HMS Royal Oak.

Saluons donc ce lieu chargé d’histoire que nous laissons sur tribord.

Nous voilà maintenant au large du redoutable Pentland Firth. Malgré la distance respectable la mer est excessivement chahutée par la brise prenant à rebrousse poil de forts courants. A près de 9 nœuds dans la plume le pont est par moments balayé par les lames. Mais environ une heure plus tard Duncansby Head (le cap NE de l’Ecosse) est dépassée, la mer redevient régulière. Balthazar mors aux dents continue à filer entre 8 et 9,5 nœuds en pénétrant dans le Moray Firth, précédant le long estuaire conduisant à Inverness. La nuit est tombée. Après un zigzag délicat au milieu des bancs de sable très mal balisés l’ancre tombe devant l’écluse de mer du canal calédonien à 22h10. Belle étape à la voile de 122 milles effectuée brides abattues.

Aux parents et ami(e)s qui nous font la gentillesse de s’intéresser à nos aventures nautiques à travers ce carnet de voyages.

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Equipage de Balthazar :

Le capitaine et Jean-Jacques (Auffret).